• Kit 11

    Kit 11


    L'habitude
    La tranquille habitude aux mains silencieuses
    Panse, de jour en jour, nos plus grandes blessures ;
    Elle met sur nos coeurs ses bandelettes sûres
    Et leur verse sans fin ses huiles oublieuses ;

    Les plus nobles chagrins, qui voudraient se défendre,
    Désireux de durer pour l'amour qu'ils contiennent,
    Sentent le besoin cher et dont ils s'entretiennent
    Devenir, malgré eux, moins farouche et plus tendre ;

    Et, chaque jour, les mains endormeuses et douces,
    Les insensibles mains de la lente Habitude,
    Resserrent un peu plus l'étrange quiétude
    Où le mal assoupi se soumet et s'émousse ;

    Et du même toucher dont elle endort la peine,
    Du même frôlement délicat qui repasse
    Toujours, elle délustre, elle éteint, elle efface,
    Comme un reflet, dans un miroir, sous une haleine,

    Les gestes, le sourire et le visage même
    Dont la présence était divine et meurtrière ;
    Ils pâlissent couverts d'une fine poussière ;
    La source des regrets devient voilée et blême.

    A chaque heure apaisant la souffrance amollie,
    Otant de leur éclat aux voluptés perdues,
    Elle rapproche ainsi de ses mains assidues,
    Le passé du présent, et les réconcilie ;

    La douleur s'amoindrit pour de moindres délices ;
    La blessure adoucie et calme se referme ;
    Et les hauts désespoirs, qui se voulaient sans terme,
    Se sentent lentement changés en cicatrices ;

    Et celui qui chérit sa sombre inquiétude.
    Qui verserait des pleurs sur sa douleur dissoute,
    Plus que tous les tourments et les cris vous redoute,
    Silencieuses mains de la lente Habitude.
    Auguste ANGELLIER
    1848 - 1911 

    Sylvie Erwan 

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  • Kit 10

    Kit 10
    Les jungles

    Sous l'herbe haute et sèche où le naja vermeil
    Dans sa spirale d'or se déroule au soleil,
    La bête formidable, habitante des jungles,
    S'endort, le ventre en l'air, et dilate ses ongles.
    De son mufle marbré qui s'ouvre, un souffle ardent
    Fume ; la langue rude et rose va pendant ;
    Et sur l'épais poitrail, chaud comme une fournaise,
    Passe par intervalle un frémissement d'aise.
    Toute rumeur s'éteint autour de son repos.
    La panthère aux aguets rampe en arquant le dos ;
    Le python musculeux, aux écailles d'agate,
    Sous les nopals aigus glisse sa tête plate ;
    Et dans l'air où son vol en cercle a flamboyé,
    La cantharide vibre autour du roi rayé.
    Lui, baigné par la flamme et remuant la queue,
    Il dort tout un soleil sous l'immensité bleue.

    Mais l'ombre en nappe noire à l'horizon descend,
    La fraîcheur de la nuit a refroidi son sang ;
    Le vent passe au sommet des herbes ; il s'éveille,
    Jette un morne regard au loin, et tend l'oreille.
    Le désert est muet. Vers les cours d'eau cachés
    Où fleurit le lotus sous les bambous penchés,
    Il n'entend point bondir les daims aux jambes grêles,
    Ni le troupeau léger des nocturnes gazelles.
    Le frisson de la faim creuse son maigre flanc
    Hérissé, sur soi-même il tourne en grommelant ;
    Contre le sol rugueux il s'étire et se traîne,
    Flaire l'étroit sentier qui conduit à la plaine,
    Et, se levant dans l'herbe avec un bâillement,
    Au travers de la nuit miaule tristement.

    Charles-Marie LECONTE DE LISLE1818 - 1894

    Sylvie Erwan 

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  • Kit 9

    Kit 9

    La lampe d’Héro

    De son bonheur furtif lorsque malgré l’orage
    L’amant d’Héro courait s’enivrer loin du jour,
    Et dans la nuit tentait de gagner à la nage
    Le bord où l’attendait l’Amour,

    Une lampe envoyait, vigilante et fidèle ,
    En ce péril vers lui son rayon vacillant;
    On eût dit dans les deux quelque étoile immortelle
    Qui dévoilait son front tremblant.

    La mer a beau mugir et heurter ses rivages.
    Les vents au sein des airs déchaîner leur effort,
    Lés oiseaux effrayés pousser des cris sauvages .
    En voyant approcher la Mort ,

    Tant que du haut sommet de la tour solitaire
    Brille le signe aimé sur l’abîme en fureur,
    Il ne sentira point, le nageur téméraire,
    Défaillir son bras ni son cœur.

    Comme à l’heure sinistre où la mer en sa rage
    Menaçait d’engloutir cet enfant d’Abydos,
    Autour de nous dans l’ombre un éternel orage
    Fait gronder et bondir les flots.

    Remplissant l’air au loin de ses clameurs funèbres,
    Chaque vague en passant nous entr’ouvre un tombeau ;
    Dans les mêmes dangers et les mêmes ténèbres
    Nous avons le même flambeau.

    Le pâle et doux rayon tremble encor dans la brume.
    Le vent l’assaille en vain, vainement les flots sourds
    La dérobent parfois sous un voile d’écume,
    La clarté reparaît toujours.

    Et nous, les yeux levés vers la lueur lointaine.
    Nous fendons pleins d’espoir les vagues en courroux ;
    Au bord du gouffre ouvert la lumière incertaine
    Semble d’en haut veiller sur nous.

    O phare de l’Amour ! qui dans la nuit profonde
    Nous guides à travers les écueils d’ici-bas,
    Toi que nous voyons luire entre le ciel et l’onde.
    Lampe d’Héro, ne t’éteins pas !

    Louise Ackermann, Premières Poésies, 1871

     Sylvie Erwan 

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