• À Madame ***

    Kit 19


    Kit 19


    À Madame ***

    Madame, croyez-moi ; bien qu’une autre patrie
    Vous ait ravie à ceux qui vous ont tant chérie,
    Allez, consolez-vous, ne pleurez point ainsi ;
    Votre corps est là-bas, mais votre âme est ici :
    C’est la moindre moitié que l’exil nous a prise ;
    La tige s’est rompue au souffle de la brise ;
    Mais l’ouragan jaloux, qui ternit sa splendeur,
    Jeta la fleur au vent et nous laissa l’odeur.
    A moins, à moins pourtant que dans cette retraite
    Vous n’ayez apporté quelque peine secrète.
    Et que là, comme ici, quelque ennui voyageur
    Se cramponne à votre âme, inflexible et rongeur :
    Car bien souvent, un mot, un geste involontaire.
    Des maux que vous souffrez a trahi le mystère,
    Et j’ai vu sous ces pleurs et cet abattement
    La blessure d’un cœur qui saigne longuement.
    Vous avez épuisé tout ce que la nature
    A permis de bonheur à l’humble créature,
    Et votre pauvre cœur, lentement consumé,
    S’est fait vieux en un jour, pour avoir trop aimé :
    Vous seule, n’est-ce pas, vous êtes demeurée
    Fidèle à cet amour que deux avaient juré.
    Et seule, jusqu’au bout, avez pieusement
    Accompli votre part de ce double serment.
    Consolez-vous encor ; car vous avez. Madame,
    Achevé saintement votre rôle de femme ;
    Vous avez ici-bas rempli la mission
    Faite à l’être créé par la création.
    Aimer, et puis souffrir, voilà toute la vie :
    Dieu vous donna longtemps des jours dignes d’envie
    Aujourd’hui, c’est la loi. vous payez chèrement
    Par des larmes sans fin ce bonheur d’un moment.
    Certes, tant de chagrins, et tant de nuits passées
    A couver tristement de lugubres pensées.
    Tant et de si longs pleurs n’ont pas si bien éteint
    Les éclairs de vos yeux et pâli votre teint.
    Que mainte ambition ne se fût contentée,
    Madame, de la part qui vous en est restée.
    Et que plus d’un encor n’y laissât sa raison.
    Ainsi qu’aux églantiers l’agneau fait sa toison.
    Mais votre âme est plus haute, et ne s’arrange guère
    Des consolations d’un bonheur si vulgaire ;
    Madame, ce n’est point un vase où, tour à tour,
    Chacun puisse étancher la soif de son amour ;
    Mais Dieu la fit semblable à la coupe choisie,
    Dans les plus purs cristaux des rochers de l’Asie,
    Où l’on verse au sultan le Chypre et le Xérès,
    Qui ne sert qu’une fois, et qui se brise après.
    Gardez-la donc toujours cette triste pensée
    D’un amour méconnu et d’une âme froissée :
    Que le prêtre debout, sur l’autel aboli,
    Reste fidèle au Dieu dont il était rempli ;
    Que le temple désert, aux vitraux de l’enceinte
    Garde un dernier rayon de l’auréole sainte.
    Et que l’encensoir d’or ne cesse d’exhaler
    Le parfum d’un encens qui cessa de brûler !
    Il n’est si triste nuit qu’au crêpe de son voile
    Dieu ne fasse parfois luire une blanche étoile,
    Et le ciel mit au fond des amours malheureux
    Certains bonheurs cachés qu’il a gardés pour eux.
    Supportez donc vos maux, car plus d’un les envie ;
    Car, moi qui parle, au prix du repos de ma vie.
    Au prix de tout mon sang. Madame, je voudrais
    Les éprouver un jour, quitte à mourir après.

    Félix Arvers, Mes heures perdues, 1833
     

    Sylvie Erwan 

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