• KIT HIVER 6


    KIT HIVER 6

    La neige

    Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
    Des histoires du temps passé,
    Quand les branches d’arbres sont noires,
    Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !
    Quand seul dans un ciel pâle un peuplier s’élance,
    Quand sous le manteau blanc qui vient de le cacher
    L’immobile corbeau sur l’arbre se balance,
    Comme la girouette au bout du long clocher !

    Ils sont petits et seuls, ces deux pieds dans la neige.
    Derrière les vitraux dont l’azur le protège,
    Le Roi pourtant regarde et voudrait ne pas voir,
    Car il craint sa colère et surtout son pouvoir.

    De cheveux longs et gris son front brun s’environne,
    Et porte en se ridant le fer de la couronne ;
    Sur l’habit dont la pourpre a peint l’ample velours
    L’empereur a jeté la lourde peau d’un ours.

    Avidement courbé, sur le sombre vitrage
    Ses soupirs inquiets impriment un nuage.
    Contre un marbre frappé d’un pied appesanti,
    Sa sandale romaine a vingt fois retenti.

    Est-ce vous, blanche Emma, princesse de la Gaule ?
    Quel amoureux fardeau pèse à sa jeune épaule ?
    C’est le page Eginard, qu’à ses genoux le jour
    Surprit, ne dormant pas, dans la secrète tour.

    Doucement son bras droit étreint un cou d’ivoire,
    Doucement son baiser suit une tresse noire,
    Et la joue inclinée, et ce dos où les lys
    De l’hermine entourés sont plus blancs que ses plis.

    Il retient dans son coeur une craintive haleine,
    Et de sa dame ainsi pense alléger la peine,
    Et gémit de son poids, et plaint ses faibles pieds
    Qui, dans ses mains, ce soir, dormiront essuyés ;

    Lorsqu’arrêtée Emma vante sa marche sûre,
    Lève un front caressant, sourit et le rassure,
    D’un baiser mutuel implore le secours,
    Puis repart chancelante et traverse les cours.

    Mais les voix des soldats résonnent sous les voûtes,
    Les hommes d’armes noirs en ont fermé les routes ;
    Eginard, échappant à ses jeunes liens,
    Descend des bras d’Emma, qui tombe dans les siens.

    Un grand trône, ombragé des drapeaux d’Allemagne,
    De son dossier de pourpre entoure Charlemagne.
    Les douze pairs debout sur ses larges degrés
    Y font luire l’orgueil des lourds manteaux dorés.

    Tous posent un bras fort sur une longue épée,
    Dans le sang des Saxons neuf fois par eux trempée ;
    Par trois vives couleurs se peint sur leurs écus
    La gothique devise autour des rois vaincus.

    Sous les triples piliers des colonnes moresques,
    En cercle sont placés des soldats gigantesques,
    Dont le casque fermé, chargé de cimiers blancs,
    Laisse à peine entrevoir les yeux étincelants.

    Tous deux joignant les mains, à genoux sur la pierre,
    L’un pour l’autre en leur coeur cherchant une prière,
    Les beaux enfants tremblaient en abaissant leur front
    Tantôt pâle de crainte ou rouge de l’affront.

    D’un silence glacé régnait la paix profonde.
    Bénissant en secret sa chevelure blonde,
    Avec un lent effort, sous ce voile, Eginard
    Tente vers sa maîtresse un timide regard.

    Sous l’abri de ses mains Emma cache sa tête,
    Et, pleurant, elle attend l’orage qui s’apprête :
    Comme on se tait encore, elle donne à ses yeux
    A travers ses beaux doigts un jour audacieux.

    L’Empereur souriait en versant une larme
    Qui donnait à ses traits un ineffable charme ;
    Il appela Turpin, l’évêque du palais,
    Et d’une voix très douce il dit : Bénissez-les.

    Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
    Des histoires du temps passé,
    Quand les branches d’arbres sont noires,
    Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé !

    Alfred de Vigny,
     

     

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  • KIT HIVER 5

     

    KIT HIVER 5

    La neige
    La neige tombe, indiscontinûment,
    Comme une lente et longue et pauvre laine,
    Parmi la morne et longue et pauvre plaine,
    Froide d’amour, chaude de haine.

    La neige tombe, infiniment,
    Comme un moment –
    Monotone – dans un moment ;
    La neige choit, la neige tombe,
    Monotone, sur les maisons
    Et les granges et leurs cloisons ;
    La neige tombe et tombe
    Myriadaire, au cimetière, au creux des tombes.

    Le tablier des mauvaises saisons,
    Violemment, là-haut, est dénoué ;
    Le tablier des maux est secoué
    A coups de vent, sur les hameaux des horizons.

    Le gel descend, au fond des os,
    Et la misère, au fond des clos,
    La neige et la misère, au fond des âmes ;
    La neige lourde et diaphane,
    Au fond des âtres froids et des âmes sans flamme,
    Qui se fanent, dans les cabanes.

    Aux carrefours des chemins tors,
    Les villages sont seuls, comme la mort ;
    Les grands arbres, cristallisés de gel,
    Au long de leur cortège par la neige,
    Entrecroisent leurs branchages de sel.

    Les vieux moulins, où la mousse blanche s’agrège,
    Apparaissent, comme des pièges,
    Tout à coup droits, sur une butte ;
    En bas, les toits et les auvents
    Dans la bourrasque, à contre vent,
    Depuis Novembre, luttent ;
    Tandis qu’infiniment la neige lourde et pleine
    Choit, par la morne et longue et pauvre plaine.

    Ainsi s’en va la neige au loin,
    En chaque sente, en chaque coin,
    Toujours la neige et son suaire,
    La neige pâle et inféconde,
    En folles loques vagabondes,
    Par à travers l’hiver illimité monde.

    Emile Verhaeren

     

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  • KIT HIVER 4


    KIT HIVER 4


    Première gelée

    Voici venir l’Hiver, tueur des pauvres gens.

    Ainsi qu’un dur baron précédé de sergents,
    Il fait, pour l’annoncer, courir le long des rues
    La gelée aux doigts blancs et les bises bourrues.
    On entend haleter le souffle des gamins
    Qui se sauvent, collant leurs lèvres à leurs mains,
    Et tapent fortement du pied la terre sèche.
    Le chien, sans rien flairer, file ainsi qu’une flèche.
    Les messieurs en chapeau, raides et boutonnés,
    Font le dos rond, et dans leur col plongent leur nez.
    Les femmes, comme des coureurs dans la carrière,
    Ont la gorge en avant, les coudes en arrière,
    Les reins cambrés. Leur pas, d’un mouvement coquin,
    Fait onduler sur leur croupe leur troussequin.

    Oh ! comme c’est joli, la première gelée !
    La vitre, par le froid du dehors flagellée,
    Étincelle, au dedans, de cristaux délicats,
    Et papillote sous la nacre des micas
    Dont le dessin fleurit en volutes d’acanthe.
    Les arbres sont vêtus d’une faille craquante.
    Le ciel a la pâleur fine des vieux argents.

    Voici venir l’Hiver, tueur des pauvres gens.

    Voici venir l’Hiver dans son manteau de glace.
    Place au Roi qui s’avance en grondant, place, place !
    Et la bise, à grands coups de fouet sur les mollets,
    Fait courir le gamin. Le vent dans les collets
    Des messieurs boutonnés fourre des cents d’épingles.
    Les chiens au bout du dos semblent traîner des tringles.
    Et les femmes, sentant des petits doigts fripons
    Grimper sournoisement sous leurs derniers jupons,
    Se cognent les genoux pour mieux serrer les cuisses.
    Les maisons dans le ciel fument comme des Suisses.
    Près des chenets joyeux les messieurs en chapeau
    Vont s’asseoir ; la chaleur leur détendra la peau.
    Les femmes, relevant leurs jupes à mi-jambe,
    Pour garantir leur teint de la bûche qui flambe
    Étendront leurs deux mains longues aux doigts rosés,
    Qu’un tendre amant fera mollir sous les baisers.
    Heureux ceux-là qu’attend la bonne chambre chaude !
    Mais le gamin qui court, mais le vieux chien qui rôde,
    Mais les gueux, les petits, le tas des indigents…

    Voici venir l’Hiver, tueur des pauvres gens.

    Jean Richepin, La chanson des gueux


     

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