• Aimer Paris

    Kit été 20

    Kit été 20

    Aimer Paris
    Artiste, désormais tu veux peindre la Vie
    Moderne, frémissante, avide, inassouvie,
    Belle de douleur calme et de sévérité;
    Car ton esprit sincère a soif de vérité.
    Vois, comme une forêt d’arbres, la ville immense
    Murmure sous l’orage et le vent en démence;
    Ses entassements noirs de toits et de maisons
    Ont le charme effrayant des larges frondaisons.
    Aime ses bruits, ses voix, ses rires, son tumulte,
    Ses monuments qu’en vain le Temps railleur insulte,
    Ses marchés, ses jardins; aime ses pauvres cieux
    Toujours mornes, d’un gris terne et délicieux.
    Surtout, n’imite pas Hamlet; sans épigramme
    Et d’un coeur chaleureux, aime l’Homme et la Femme.
    La Femme surtout! Suis de l’oeil ces bataillons
    De gamines qui vont, blanches sous les haillons,
    Et qui, montrant leurs dents, croquent de jaunes pommes
    De terre frites, sous l’oeil allumé des hommes!
    Peins la svelte maigreur aux méplats séduisants
    Et la gracilité des filles de seize ans;
    Va, ne dédaigne rien, ni la bourgeoise obèse
    Ni la duchesse au front d’or que le zéphyr baise,
    Ni la pierreuse, proie offerte au noir filou,
    Qui peigne ses cheveux lourds avec un vieux clou,
    Ni la bonne admirant, parmi la transparence
    Des bassins, le reflet d’un pantalon garance,
    Ni la vieille qui, pour implorer un secours,
    Se coiffe d’un madras et chante dans les cours,
    Ni ces filles de joie aux tragiques allures
    Offrant au vent furtif leurs roses chevelures,
    Et poursuivant, les soirs, leur patient calcul
    Devant les Nouveautés et le café Méhul,
    Catins dont les satins, sans jamais faire halte,
    Comme des serpents noirs se traînent sur l’asphalte!
    Regarde l’Homme aussi! Peins tous les noirs troupeaux
    Des hommes, sénateurs on bien marchands de peaux
    De lapins; droit, bossu, formidable ou bancroche,
    Vois l’Homme, vois-le bien, de d’Arthez à Gavroche!
    L’homme actuel, sublime à la fois et mesquin,
    Est vêtu d’un complet, comme un Américain;
    Mais tel qu’il est, ce pitre, épris de Navarette,
    Qui dans ses doigts pâlis roule une cigarette,
    Lit dans les astres noirs d’un oeil terrible et sûr,
    Voleur divin, saisit Isis en plein azur,
    Pose un baiser brutal sur ses yeux pleins d’étoiles,
    D’un ongle furieux déchire tous ses voiles,
    Comme un fer rouge met la lèvre sur son col
    Et la contemple, et pâle encor de son viol,
    A ses pieds gémissant une plainte ingénue
    Regarde la Nature échevelée et nue.
    Oui, l’Homme, vois-le bien, tire parti de tout!
    Il est beau, l’orateur farouche, qui debout,
    Du Progrès fugitif embrassant la chimère,
    Parle et courbe les fronts sous sa parole amère;
    Mais le vieux chiffonnier, qui sous le ciel changeant
    Montre son crochet noir et sa barbe d’argent,
    Près de la verte Seine a des beautés de Fleuve.
    Et c’est un beau modèle, avec sa blouse neuve,
    Que l’Alphonse blêmi, fashionable et vainqueur,
    Dont la cravate rose et les accroche-coeur
    Font fanatisme, et qui, doux jeune homme de joie,
    Tortille crânement sa casquette de soie.
    Oh! ne dédaigne rien dans ta ville! Chéris
    Les parcs éblouissants, ces jardins de Paris
    Où pour nous réjouir, en leurs apothéoses
    Brillent les coeurs sanglants et fulgurants des roses;
    Mais, artiste, aime aussi les pauvres talus des
    Fortifications, où sous le triste dais
    Du ciel gris, l’herbe jaune et sèche qui se pèle
    Semble un front dévoré par un érésipèle;
    Car c’est là que, toujours las de voir empirer
    Son destin, l’ouvrier captif vient respirer
    Et que la jeune fille heureuse, en mince robe,
    Laissant errer son clair sourire, où se dérobe
    Quelque rêve secret de ménage et d’amour,
    Avec ses yeux brûlants vient boire un peu de jour!

    10 avril 1879.

    Théodore de Banville, Dans la fournaise, 1892

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